La boîte à craies
Cette semaine, en faisant du rangement dans mes affaires, je suis tombée sur elle. Une petite boîte rouge en métal. Sur le dessus, une inscription : neutroses Vichy, maladies de l’estomac. A l’intérieur, un trésor. Cette boîte vintage contient une dizaine de petites craies. En ouvrant cet objet, je me transporte directement en 1992. Cette année-là, j’entre en sixième. Je quitte ma petite école primaire du faubourg Clermont, Aurelie, Nicolas, Sylvain et monsieur Aucagne, pour intégrer le collège Saint-Paul de Roanne. Je ne connais pas grand monde, mis à part David, Audrey et Violaine que j’ai connus à l’école maternelle Saint-Marc, au Coteau. Je suis toute impressionnée de rentrer dans cet imposant collège, forteresse aux couleurs saumon. Mais je dépasse vite mon appréhension des premiers jours. Car dans cette classe de 6e3, je vais connaître des personnes qui vont bouleverser ma vie. Il y a bien sûr Elodie et Mélanie, puis Marie, Anne-Sophie qui sont aujourd’hui encore mes amies. Mais il y a surtout un professeur très spécial. Un certain Georges de la Encina. Costume Boss impeccable, moustache travaillée, cheveux poivre et sel, c’est lui notre professeur d’Espagnol.
Avec lui les leçons s’enchaînent car nous sommes en classe européenne. Chaque matin, il fait une entrée très remarquée au collège, au volant de sa belle BMW. Mais dès qu’il franchit la porte de la classe, un mélange de frayeur et d’admiration s’empare de moi. Très vite, il fait régner la discipline au sein de la classe. Il multiplie les interrogations surprises. Aucun élève ne bronche. Il nous initie à la langue de Cervantès grâce au manuel Camiños del idioma. Ce chemin de la langue qu’il nous fait emprunter est très beau. BD Mafalda de Quino, peintures de Picasso ou Goya, fresques de Diego Rivera, œuvres de Frida Kahlo, sculptures de Botero, tout est prétexte pour apprendre de nouveaux mots en espagnol. Il nous initie avec bonheur à cette si belle langue. Nous découvrons Cervantès, Camilo José Cela, Pablo Neruda, Federico Garcia Lorca. Trente ans plus tard, les vers de la Monja gitana résonnent encore en moi : « Silencio de cal y mirto. Malvas en las hierbas finas. La monja borda alhelíes sobre una tela pajiza. ». Quelle beauté ! Je revois aussi Florent, David et Alexandre, rire aux mots d’esprit d’El profesor. Certes, il terrorise certains élèves comme Vanessa, qui prend des cachets avant de venir en cours, il nous vole parfois nos goûters mais tout cela est un jeu. Monsieur de la Encina enfile le costume du professeur dur, alors qu’au fond de lui, son cœur s’emballe pour un texte de Luis Sepulveda.
Je connais les conjugaisons par cœur. Il nous invite à utiliser au maximum le subjonctif imparfait. Quelques années plus tard, lorsque je passerai un mois à Salamanca, à étudier l’espagnol, je logerai dans une famille d’accueil. Mes logeurs seront très vite surpris par ma maîtrise du subjonctif et me diront vite que je parlais comme dans les livres ! Les enfants de ma logeuse m’initieront à un espagnol de p…madre, moins recherché mais beaucoup plus léger. La légèreté, nous la retrouvions dans nos cours d’espagnol, lorsque notre enseignant dessinait au tableau les mots de vocabulaire afin de nous les faire deviner. En effet, prononcer le moindre mot en français était proscrit. Lorsque nous cherchions un mot, tel un mantra, nous devions commencer notre phrase par « Por favor señor, como se dice en castellano, la palabra…? ». Georges prenait alors une craie, écrivait le mot au tableau, ne notait surtout pas la traduction dans la langue de Molière, mais dessinait à côté le sens du mot. Il avait un certain talent et nous, beaucoup moins doués, devions recopier péniblement le dessin dans notre cahier. Dédé, comme je l’avais surnommé, m’avait confié la tâche d’avoir toujours des craies sur moi. Je les gardais dans la fameuse boîte rouge. Et ce fut ainsi pendant 7 ans. Sept ans à apprendre l’espagnol grâce à lui, sept ans à nous initier à la culture, sept ans à rire à ces mots d’esprit, sept ans à être dans cette classe européenne et à me forger de belles amitiés. De tout cela, je n’ai rien oublié. En 2010, j’ai repris contact avec Georges. Et je l’ai revu. Il a certes les cheveux un peu plus blancs, moi aussi d’ailleurs, mais n’a pas perdu de sa superbe. Il est toujours aussi drôle et cultivé. Quand je vois ses yeux qui brillent, je suis cette petite collégienne qui lui apporte ses craies dans une petite boîte en fer.
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